
Le Devoir.com August 12, 2005
Le chant du cygne
«Le succès du 9 août n'y changera rien, les navettes spatiales américaines resteront comme une fausse bonne idée»
By Pauline Gravel
Avec le retour réussi de Discovery, la NASA redore son blason aux yeux des Américains. Mais la séance de bricolage spatial visant à réparer le bouclier thermique du ventre de la navette qui s'était abîmé lors du décollage n'était-elle pas un spectacle pathétique? En plus de nous rappeler qu'un incident identique avait conduit à l'explosion de Columbia, la manoeuvre de l'astronaute avec sa mallette à outils montrait cruellement que deux ans et demi de travaux et 1,4 milliard de dollars américains n'avaient visiblement pas suffi à redonner une véritable jeunesse à cet engin, dont on remet en question la pertinence depuis déjà quelques années.
«Le patron de la NASA a beau proclamer que Discovery a l'air d'un avion en parfaite santé, la dernière mission apparaît plutôt comme un chant du cygne», affirmait le Figaro dans son édition du 10 août. Outre la sortie dans l'espace du cosmonaute Stephen Robinson, qui s'est appliqué à couper deux lambeaux de mousse isolante, Discovery a dû atterrir en Californie et non à Cap Canaveral, en Floride, en raison du mauvais temps alors que les avions de ligne, eux, se posaient comme à l'habitude à Miami, soulignait le journaliste du quotidien français. «Le succès du 9 août n'y changera rien, les navettes spatiales américaines resteront comme une fausse bonne idée», conclut-il.
D'un point de vue scientifique, les navettes reposent sur une technologie obsolète qui date des années 1970, affirme Robert Lamontagne, professeur d'astrophysique à l'Université de Montréal. «La preuve en a été faite depuis les accidents de Challenger en 1986 et de Columbia en 2003, dit-il. Malgré les réparations effectuées et l'investissement en temps et en argent, aucune solution valable n'a permis de rendre ce système complètement sûr.»
Même le nouvel administrateur de la NASA, Michael D. Griffin, l'a affirmé à mots couverts après que les caméras du monde nous ont informés que Discovery avait subi les mêmes dommages à son bouclier thermique que sa jumelle disparue. «La conclusion à laquelle nous étions arrivés était la mauvaise, mais après une étude considérable, cette conclusion nous disait de voler en état», a-t-il déclaré.
Comme l'écrit un journaliste du Canard enchaîné, «tout n'était pas OK, mais il fallait une nouvelle mission pour émouvoir le Congrès, qui vote le budget. Sans oublier qu'en Floride ultra-républicaine, le programme de la navette emploie 14 000 personnes.»
Aux États-Unis comme ailleurs, les critiques sont nombreux à proclamer qu'il faudrait abandonner au plus vite les navettes, voire qu'il aurait fallu le faire depuis longtemps. Même la NASA a concédé que l'engin était obsolète en annonçant qu'elle mettrait au rancart toutes ses navettes en 2010. Celles-ci continueront néanmoins à voler encore cinq ans, car la NASA est «contractuellement» liée à ses partenaires, que sont le Canada, l'Europe, le Japon et la Russie, pour la construction de la Station spatiale internationale (SSI), indique Daniel Sacotte, directeur des vols spatiaux habités à l'Agence spatiale européenne (ESA, un de ces partenaires) au quotidien helvète Le Temps. «Les Russes, les Japonais et les Européens construisent des modules -- des laboratoires -- qui doivent être greffés à la station orbitale, ajoute le professeur Lamontagne. Ces partenaires ont investi de l'argent dans ces projets mais n'ont toujours pas bénéficié des retombées scientifiques de leurs efforts. La NASA est politiquement coincée, elle doit respecter ses engagements envers ses partenaires internationaux.»
Comme nombre de scientifiques, Robert Lamontagne souhaite que la SSI soit complétée, mais rien n'est moins sûr, dit-il. Le vol de test que vient d'effectuer Discovery accroît cette incertitude compte tenu des problèmes -- récurrents -- qui ont assombri la récente mission et qui retarderont d'autant la prochaine envolée d'une navette.
À ce sujet, le Courrier international relatait cette semaine la position catégorique du Financial Times, qui affirmait qu'«il est temps de prendre deux décisions importantes. La première est de faire du vol qui s'est terminé le dernier de la série car il est trop risqué d'en programmer d'autres. La seconde décision est de reconnaître que la Station spatiale internationale n'est pas sur le point d'être achevée et offre peu de bénéfices pour un énorme coût.»
Robert Lamontagne se désole de voir la SSI vivoter et devenir une espèce d'«éléphant blanc». «On nous avait annoncé que la station orbitale serait un laboratoire de recherche dans l'espace capable d'accueillir six ou sept scientifiques, précise-t-il. Mais seul y séjourne un personnel réduit -- à deux personnes -- qui passe l'essentiel de son temps à faire de l'entretien. Cela coûte très cher et, au point de vue scientifique, ça ne respecte pas les objectifs prévus. Il faudrait sérieusement évaluer s'il vaut la peine de poursuivre cette aventure navette-station orbitale.»
En l'état, la navette ne permet pas d'acheminer à la station orbitale un gros équipage avec le matériel que cela implique, indique Robert Lamontagne. De plus, ce moyen de transport qui avait été conçu pour de multiples usages n'est plus en mesure d'assurer les réparations du télescope Hubble, qui cessera donc de fonctionner dans ces conditions. La navette est clairement devenue désuète.
Il faudrait probablement abandonner la navette pour revenir aux bons vieux concepts des lanceurs ayant servi pour les missions Appolo et Gemini, avance le professeur, qui consistaient à poser la charge utile et les passagers à la tête de la fusée, soit au-dessus des réservoirs de carburant alors que ceux-ci sont fixés sur les flancs des navettes.
Depuis l'accident de Columbia, les ingénieurs se sont remis à la table à dessin et ont dévoilé ces derniers jours les fruits de leur réflexion. Dans le New York Times, on apprenait le 2 août dernier que, pour sa nouvelle génération de véhicules spatiaux, l'Agence spatiale américaine faisait définitivement une croix sur le principe de la navette.
À l'origine, la réutilisation des navettes devait permettre d'importantes économies, rappelle le quotidien new-yorkais, mais avec les difficultés éprouvées, les coûts ont grimpé à près de un milliard de dollars par vol.
Les futurs véhicules intégreront des composants de navette qui seront réorganisés de façon plus sécuritaire sous la forme de lanceurs traditionnels qui ne conserveront plus rien du galbe d'un avion de ligne. Cette récupération d'éléments de la navette permettra d'accélérer la construction de ces nouveaux engins et d'en réduire les coûts, n'a pas manqué de souligner le directeur de la NASA.
La conception de deux véhicules distincts est également prévue. L'un d'eux, d'une hauteur de 107 mètres, servira strictement de cargo. On dit qu'il pourra transporter des charges cinq ou six fois plus importantes que les navettes actuelles. En théorie, il devrait être en mesure d'amener en orbite des vaisseaux spatiaux destinés à l'exploration lunaire, martienne ou planétaire. Un second lanceur d'une taille plus modeste (d'environ 56 mètres), mais qui devrait être dix fois plus sûr que les navettes actuelles, aura pour mission d'assurer le déplacement des astronautes.
Reste maintenant à obtenir l'aval du Congrès. Ce qui ne sera pas chose facile, selon John E. Pike, directeur du GlobalSecurity.org, un groupe de recherche privé sur les activités militaires et spatiales, qui révélait au New York Times ses doutes quant à la capacité de la NASA de respecter son budget si elle se lance dans la construction d'une nouvelle génération de fusées et capsules tout en continuant à dépenser des milliards de dollars pour ses navettes.
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