
Le Monde January 28, 2005
Les Américains hésitent face au programme nucléaire iranien
George Bush dit ne "rien exclure" et le consensus est sans faille sur la nécessité d'empêcher l'Iran d'accéder à l'arme atomique. Mais comment faire ? Entre diplomatie, pressions et menaces d'intervention armée, trois scénarios sont évoqués à Washington.
By Eric Leser
Quelle stratégie les Etats-Unis choisiront-ils d'opposer, dans les mois à venir, aux efforts déployés par l'Iran pour développer ses capacités nucléaires ? Le jour même de l'investiture de George Bush, le vice-président américain Dick Cheney classait ce pays en tête de liste des pays "fauteurs de troubles". Au début de la semaine, M. Bush affirmait préférer une solution diplomatique tout en précisant "ne renoncer à aucune option".
Il existe, à Washington, un consensus pour considérer que l'Iran a la volonté de se doter au plus tôt de l'arme atomique et qu'une telle éventualité est inacceptable. En revanche, les solutions préconisées pour l'en empêcher divergent.
Daniel Benjamin, membre du Conseil national de sécurité sous la présidence de Bill Clinton et à présent chercheur au Centre d'études stratégiques internationales, estime que "le gouvernement a aujourd'hui suffisamment de problèmes en Irak pour continuer dans les prochains mois à soutenir l'approche diplomatique européenne, même s'il doute de son efficacité. Le tapage fait autour de l'éventualité d'une opération militaire n'est pas une mauvaise chose : cela contraint les Européens à faire preuve de plus de détermination et cela montre à Téhéran qu'il joue un jeu dangereux. Mais on peut envisager que si, avant la fin de l'année, il n'y a pas d'issue, la Maison Blanche décide de reprendre la main. Une confrontation deviendrait alors une réelle possibilité."
"L'administration a seulement pris conscience depuis quelques mois du danger. Elle cherche aujourd'hui à définir une stratégie tout en sachant que laisser faire n'est pas une option", explique Danielle Pletka, vice-présidente de l'American Enterprise Institute - centre d'étude qui compte de nombreux néoconservateurs -, spécialiste du Moyen Orient et des problèmes de prolifération nucléaire.
La perspective de voir l'Iran disposer d'une bombe nucléaire a été qualifiée d'"inacceptable" par George Bush. Elle est considérée comme trop risquée par la grande majorité des spécialistes, proches du gouvernement ou pas. Kenneth Pollack, responsable du Golfe persique au Conseil national de sécurité dans l'administration Clinton, ancien spécialiste de l'Iran à la CIA, aujourd'hui à la Brookings Institution, ne croit pas que "l'arme nucléaire apporte soudain la sagesse à Téhéran, comme voudraient le croire ceux qui ont déjà renoncé, aux Etats-Unis et surtout en Europe, à l'empêcher de l'acquérir. Au contraire. Depuis huit ans, ce pays modère son comportement dans la crainte d'une action militaire américaine et de sanctions économiques. Avec la bombe atomique, il pourrait considérer qu'il n'a plus rien à craindre."
L'administration dispose de trois options. La première est celle d'une négociation globale. L'abandon du programme nucléaire, l'arrêt du soutien au terrorisme et, en échange, la fin des sanctions, l'entrée dans l'Organisation mondiale du commerce et des garanties de sécurité. "Cette hypothèse est peu vraisemblable. Nous proposons cela aux Iraniens depuis vingt ans et ils l'ont toujours refusé", explique M. Benjamin. Devant la commission des affaires étrangères du Sénat, Condoleezza Rice a déclaré que le différend avec l'Iran va bien au-delà de son programme nucléaire. "Il est difficile de trouver un terrain commun avec un gouvernement qui pense qu'Israël doit être détruit et soutient le Hezbollah et des organisations terroristes déterminées à briser le processus de paix", avait déclaré la future secrétaire d'Etat.
UN NÉCESSAIRE CONSENSUS
La deuxième option, aujourd'hui officiellement suivie, est celle de la diplomatie, c'est-à-dire de la carotte et du bâton. "Les Iraniens sont sensibles aux pressions économiques. Le problème est qu'Européens et Américains doivent prouver qu'ils sont capables de travailler ensemble. S'ils y parviennent, Téhéran cédera. Il faut, à la fois, que la résolution des Européens soit crédible, et les Iraniens la testeront, et que l'administration américaine soit prête à faire des concessions. Des deux côtés, il y a du chemin à parcourir", souligne Kenneth Pollack. "La technique du bon et du méchant peut fonctionner. Il n'y aura pas de problèmes dans les prochains mois, mais ensuite, quand il faudra passer de la rhétorique à l'action. Nous nous trouverons alors devant des décisions difficiles", estime Danielle Pletka.
Dick Cheney a prévenu que si les négociations échouent, les Etats-Unis demanderont au Conseil de sécurité des Nations unies d'agir. La situation ne serait alors pas sans rappeler celle du début 2003 avec l'Irak. Si la diplomatie échoue, faute de consensus à l'ONU ou si Téhéran refuse de céder, il restera alors aux Etats-Unis la troisième option, celle de la menace et de l'intervention militaire.
"De nombreuses personnes, au sein de l'administration et en dehors, considèrent, de toute façon, qu'il n'y aura pas de solution diplomatique", affirme John Pike, président de globalsecurity. org. "Il n'y a peut-être rien à faire pour persuader l'Iran de ne pas se doter d'une arme nucléaire", déclarait la semaine dernière Joseph Biden, chef de file des démocrates à la commission des affaires étrangères du Sénat. Les Etats-Unis ont les moyens militaires de mener une campagne de bombardements de plusieurs semaines. Mais le coût politique et les conséquences en matière de terrorisme, notamment en Irak, seraient considérables.
En outre, l'efficacité des bombardements est loin d'être prouvée. "Nous ne connaissons pas l'étendue du programme iranien. Nous avons été surpris de découvrir en 2002 l'existence de sites à Arak et Natanz. Les installations sont dispersées, parfois enterrées et protégées. Certaines se trouvent au milieu de zones peuplées et les bombarder feraient de nombreuses victimes civiles", ajoute Kenneth Pollack. Le journaliste Seymour Hersh a révélé, dans une enquête publiée par le magazine New Yorkerle 17 janvier et mollement démentie par le Pentagone, que, depuis l'été 2004, des commandos américains ont pénétré en Iran pour faire de l'espionnage. Des avions de combat américains mèneraient des vols de reconnaissance dans l'espace aérien iranien. "L'objectif est d'identifier entre 30 et 50 cibles qui pourraient être détruites par des frappes de précision et des raids des forces spéciales et de donner un jour cette possibilité au président", explique un spécialiste des questions militaires.
Quatre pays se sont mis en marge du traité de non-prolifération
"Dialogue critique."
C'est le 21 octobre 2003 que Dominique de Villepin, Jack Straw et Joschka Fischer, ministres respectivement français, britannique et allemand des affaires étrangères, se sont rendus à Téhéran pour lancer un processus de "dialogue critique" avec l'Iran. Téhéran s'est engagé à une "transparence totale" sur ses activités nucléaires, et a assuré que les armes nucléaires "n'ont pas leur place dans la doctrine de défense de l'Iran".
Négociations.
Les négociations se sont lentement engagées, les dernières rencontres s'étant tenues le 21 décembre 2004, puis le 17 janvier, à Genève. Les Européens ont demandé à cette occasion à l'Iran l'arrêt total de ses activités d'enrichissement de l'uranium et le démantèlement des installations prévues à cet effet.
Le traité de non-prolifération.
Signé le 1er juillet 1968, et entré en vigueur le 5 mars 1970, le traité de non-prolifération nucléaire (TNP) est un traité quasi-universel puisque trois pays seulement (Inde, Pakistan et Israël) n'en sont pas signataires. En avril 2004, 188 pays l'avaient signé, la Corée du Nord étant le seul Etat à avoir dénoncé le TNP, en mars 1993.
Contrôle.
L'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) de Vienne, organisation intergouvernementale placée sous l'égide des Nations unies, est notamment chargée, en vertu du TNP, de contrôler l'usage non explosif des matières nucléaires présentes dans les installations des pays non dotés d'armes nucléaires. Seuls cinq pays (Etats-Unis, Russie, Chine, Grande-Bretagne, France) ont le statut de puissance nucléaire.
Inspections.
L'Iran a signé, mais non ratifié, en décembre 2003, le protocole additionnel au TNP, qui prévoit des inspections inopinées et approfondies des sites nucléaires des pays qui ont adhéré au TNP, par les inspecteurs de l'AIEA. Ces derniers effectuent des contrôles sur les sites iraniens.
L'avertissement des Israéliens
Le ministre israélien de la défense, Shaul Mofaz, a estimé, dans un communiqué rendu public mardi 25 janvier par l'ambassade d'Israël à Londres, que l'Iran "est très près du point de non-retour, c'est-à-dire de la maîtrise de l'enrichissement de l'uranium" et que ce "programme militaire nucléaire iranien doit être stoppé dès que possible". Le ministre israélien qui a rencontré, mercredi à Londres, son homologue britannique, Geoff Hoon, a salué les efforts diplomatiques engagés par la France, l'Allemagne et la Grande-Bretagne. "Le fait que l'Iran a un régime extrémiste et qu'il possède déjà des missiles sol-sol de longue portée fait que la possession de l'arme nucléaire créerait une menace pour le monde libre", a dit M. Mofaz.
Evoquant le processus diplomatique en cours, le ministre israélien a insisté sur le "leadership" américain dans ce dossier, estimant qu'il devrait également être porté devant les Nations unies. "Les outils à utiliser devraient être des sanctions et un mécanisme précis et transparent d'inspections de toutes les installations nucléaires iraniennes", a-t-il ajouté. - (Reuters)
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