
Libération August 4, 2004
Etats-Unis John Pike, expert américain en matière de sécurité et du renseignement:
«La réponse ne correspond pas du tout à la menace»
Par Pascal Riche
Directeur de globalsecurity.org, centre de recherche basé à Alexandria (Virginie), dans la banlieue de Washington, John Pike est l'un des meilleurs experts américains sur la sécurité et le renseignement.
L'administration Bush a-t-elle eu raison de relever le niveau d'alerte, sur la foi de documents vieux de plus de trois ans ?
Je ne sais pas tout ce qu'ils savent. Mais ils avaient conscience, dimanche, que ces informations étaient anciennes, et ils savaient aussi que s'ils les rendaient publiques, l'alarme serait moins forte. Je suis également chiffonné par leur réponse à la menace : autour de la Banque mondiale, il y a des policiers qui fouillent quelques camions pris au hasard. Si ces camions sont suffisamment près de l'immeuble pour justifier une fouille, c'est qu'ils sont suffisamment près pour le faire exploser. Visiblement, il est difficile, pour tous les employés, d'entrer dans la Banque mondiale, mais il est encore très facile d'y commettre un attentat. Cela est très troublant : si la menace était aussi sérieuse qu'on le dit, il faudrait fermer les rues autour de la Banque, pour éviter tout risque de voiture piégée : c'est la seule parade possible.
Il faudrait fermer ces rues pendant des années ?
Pourquoi pas ? Ne l'a-t-on pas fait pour la Maison Blanche ? Le Congrès a été placé sous haute protection, alors qu'il n'est même pas visé par le niveau orange.
Quelle est votre explication : un simple coup politique ?
Je ne comprends pas. On ne peut exclure qu'il ne s'agisse que d'un show, motivé par la volonté de dissuader Al-Qaeda et des considérations politiques. Mettre des hommes lourdement armés dans les rames du métro, cela fait de belles photos à la une des journaux [la une du New York Times, ndlr], mais c'est une réponse qui ne correspond pas du tout à la menace décrite dimanche ! Quand je me pose ces questions, j'arrive à des conclusions qui m'agacent tellement que j'ai envie d'éteindre la télévision et de penser à autre chose. J'ai l'impression qu'on se moque de moi.
Plus généralement, qu'est-ce qui justifie cette politique des alertes ? La dissuasion ? La volonté de déstabiliser Al-Qaeda ?
L'un et l'autre, en partie. Les services du contre-terrorisme espèrent aussi probablement qu'un membre d'Al-Qaeda se pointera vers les immeubles concernés, pour vérifier le nouveau système de sécurité, et qu'il sera repéré et arrêté. Mais le souci numéro 1, pour l'administration, est de se protéger. Si ces immeubles sont attaqués, elle doit pouvoir démontrer qu'elle a été vigilante, qu'elle a fait tout ce qui était en son pouvoir. Le premier instinct des politiciens, c'est d'être réélus. S'ils disposent d'informations spécifiques et ne les diffusent pas, ils s'exposent à de graves problèmes.
Peut-on apporter des réponses efficaces à ces menaces ?
Oui, si on les aborde en faisant du «sur mesure». Ce qui n'est pas efficace, c'est soit de ne rien faire, comme c'est le cas aujourd'hui, ou de trop en faire en mettant un policier derrière chaque distributeur automatique de billets tout autour du pays, ce qui serait ridicule... Cette alerte, en semant la peur, n'est-elle pas une petite victoire pour les terroristes ?
Toute petite, comparée à ce que donnerait une véritable explosion ! Le problème, c'est qu'il y a, à Washington, trop de cibles de «haute valeur». Et il est si facile de placer une bombe ! Le vrai mystère, c'est qu'aucun attentat n'ait eu lieu ici depuis le 11 septembre. C'est quelque chose qui me déconcerte vraiment. Il est très facile de traverser la frontière mexicaine...
Si, comme on peut le penser, Al-Qaeda est une organisation de taille moyenne, avec quelques milliers de militants, et non quelques dizaines de personnes qui se terrent quelque part la peur au ventre, pourquoi des attentats n'ont-ils pas eu lieu ? Si comme on le suggère parfois, ils sont des centaines de milliers de combattants ayant prêté serment de mener le jihad contre l'Amérique, il y aurait plus de victimes d'attentats que de morts naturelles...Combien d'attaques y a-t-il eu dans le monde depuis trois ans ? Une douzaine ? Deux douzaines ? Que font tous les autres membres supposés d'Al-Qaeda ? Même s'ils ne sont que quelques milliers, cette rareté des attentats est un mystère pour moi. La théorie, juste après le 11 septembre, était qu'Al-Qaeda avait à la fois la volonté et la capacité de frapper avec férocité et fréquemment les Etats-Unis. Cela ne s'est pas produit...
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