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Libération June 7, 2002

«Des changements massifs sont en train de s'opérer dans le renseignement»

John Pike est le directeur de Globalsecurity.org, un centre de recherche basé à Washington, spécialisé sur les questions de défense et de renseignement.

Le Congrès organise des auditions pour tenter de comprendre pourquoi le FBI ou la CIA n'ont pas vu venir le 11 septembre. Que va-t-il en ressortir ?

Une grande partie relève du théâtre politique. Il s'agit pour les hommes politiques d'accrocher les caméras et les titres des journaux. Si l'on s'en tient aux quelques annonces concrètes ­ le doublement des effectifs antiterroristes au FBI, la décision prise par le département de la Justice de prendre les empreintes digitales de 100 000 étrangers, l'augmentation massive du budget des opérations secrètes de la CIA, etc. ­ on peut être sûr que des changements massifs sont en train de s'opérer aux Etats-Unis au sein des agences de renseignements et de sécurité.

S'agit-il d'un simple renforcement des moyens ou d'un bouleversement du mode de fonctionnement des services ?

Pour chaque information rendue publique, il y a des douzaines d'autres éléments tout aussi importants qui ne le sont pas. Une série de défaillances, ayant eu lieu avant le 11 septembre, ont été révélées depuis quelques mois. On a insisté sur le fait que certains services ont gardé pour eux des informations. Ce qui n'a pas été décrit, ce sont les procédures qui ont amené ces services à agir ainsi. Prenez l'exemple de Zaccarias Moussaoui [le Français soupçonné d'avoir trempé dans le complot, arrêté dans le Minnesota quelques semaines avant les attentats, ndlr]. On dit aujourd'hui : «Ils avaient attrapé un des méchants, le gouvernement français le leur avait dit, ils n'ont même pas cherché à obtenir contre lui un mandat de perquisition auprès de la cour antiterroriste !» (1) Mais si le FBI n'a pas demandé de mandat, c'est probablement parce que les éléments à charge (en l'occurrence, les informations françaises décrivant ses liens avec des mouvements fondamentalistes islamistes) étaient insuffisants pour justifier une telle demande. Aujourd'hui, on peut penser que si un nouveau Moussaoui était arrêté, le FBI obtiendrait un mandat de recherche. Mais il faut être conscient de ce que cela signifie : à savoir que l'on se contente désormais d'éléments de preuves beaucoup moins importants pour une perquisition. Avant, il fallait prouver un lien avec une organisation terroriste ; aujourd'hui, j'ai l'impression qu'il suffira de liens avec une organisation religieuse. Concrètement, cela veut dire que le FBI pénétrera plus fréquemment qu'auparavant dans les appartements d'innocents.

Les réformes se font-elles obligatoirement au détriment des libertés publiques ?

C'est inévitable. Et il est difficile de juger de leur efficacité. Ce qui se passe est préoccupant : tous ces articles dans les journaux qui dénoncent les «défaillances massives» du renseignement, créent un climat dans lequel les organisations de renseignements ou de sécurité sont invitées à se déchaîner. Or, il faut réfléchir au rapport coût/avantage d'un tel changement. Peut-être, dans la logique antiterroriste, faut-il faire des visites de routine dans les appartements d'étrangers, ou mettre sur écoute tous les Moyen-Orientaux de ce pays. Plus on cherche à attraper les «méchants», plus on nuit aux gens qui n'ont rien à se reprocher. Ce pays, depuis longtemps, a choisi un «niveau de criminalité acceptable». C'est ce choix qui est remis en cause aujourd'hui. Si tous les policiers et les officiers de renseignements étaient des gens énergiques, loyaux, responsables ­ des flics de télé, quoi ­ ce ne serait pas grave. Mais ils ne le sont pas : certains sont idiots, d'autres des escrocs, d'autres incompétents. C'est ainsi.

L'un des principaux problèmes évoqués porte sur l'absence de communication entre le FBI et la CIA, qui avaient chacun les pièces d'un puzzle qu'ils ont été incapables de réunir. Ce problème ne peut-il pas être résolu.

Cette mauvaise communication existe, et je dirai plus : elle doit exister. Le FBI a pour mission de protéger les citoyens américains, le rôle de la CIA est de causer des problèmes aux étrangers. Le FBI est là pour faire respecter la loi, la CIA pour la violer (tout ce qu'elle fait dans les pays où elle s'active est illégal, à commencer par l'espionnage). Le FBI opère sous des contraintes constitutionnelles pour protéger les droits des citoyens américains. La CIA, elle, n'a pas à protéger les droits des étrangers. Le FBI doit trouver des preuves et mettre des gens en prison. La CIA cherche seulement à les mettre hors d'état de nuire, ou à les recruter. Il est donc naturel qu'il y ait des difficultés de communication. Il faut prendre garde à ce que, sous couvert d'améliorer la communication entre les deux agences, on ne fasse pas ressembler de plus en plus le FBI à la CIA, à une agence opérant en marge de la loi.

A l'occasion de l'affaire Moussaoui, on a également constaté une très mauvaise communication entre les agences régionales et le quartier général. Faut-il décentraliser, ou au contraire centraliser le FBI ?

Le gouvernement est en train de faire les deux à la fois ! Je ne suis pas certain que cela ait du sens. On centralise d'un côté, en concentrant à Washington les enquêtes sur les actes terroristes ; on décentralise de l'autre, en laissant les agents spéciaux mener leurs propres investigations... Il y a peut-être une cohérence là-dessous, mais elle n'a pas été expliquée.

(1) La «Fisa Court» (Foreign intelligence surveillance act).


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